mardi 15 juillet 2014

Le petit flacon bleu



Je l’attendais ce jour-là.
Faire la feignasse dans le canapé, ça va  un moment. Les séries, les livres de coloriage, les blogs, c’est bien, mais ce n’est pas ça qui alimente le compte à la Poste….
Travailler c’est aussi mon plaisir. Certes, je déteste quitter mon lit le matin. Mais c’est l’histoire de moins d’une minute.
La lutine avait ramené quatre amies de sa sortie du 14 juillet. J’ai slalomé entre les jeunes filles endormies pour aller discrètement avaler un verre de lait froid dans la cuisine.
 Je n’ai pas pu faire le bisou à ma fille, ne réussissant pas à l’identifier, entre toutes ces jambes aussi longues que minces, ces ongles vernis, ces chevelures ondulées aux pointes blondies par l’eau de mer, ces petits shorts en jeans usés. Je savais seulement qu’Alice était parmi elles, la courageuse Alice, si belle aujourd’hui encore alors que tous ses cheveux sont tombés. Je les ai laissées dans la pénombre, c’était joli à regarder.
Puis j’ai filé au bureau faire un petit tour de ce qu’un mois d’absence avait laissé en plan. Pas grand-chose finalement. Tout le monde est en vacances ou en chantier d’été, loin, puisque chez nous, la mise en concurrence du narkeotrafic a fait des ravages, et que l’activité a cruellement baissé. …
Puis comme prévu de longue date, j’ai préparé mes pinceaux doux, mes brosses en tout genre, mes petites pinces, mes longs bâtonnets, ma vieille chemise, ma boîte à outils orange, et j’ai filé dans un labo d’un musée bordelais où m’attendait mon cadeau de retour. C’est aussi pour cette raison que j’étais aussi joyeuse de revenir travailler. Une collection de verre antique, d’une narkéofouille de l’ouest de la France. Un truc de malade. Des flacons, des boules à parfum, des verres, des fioles, des milliers de fragments encore pris dans des gangues de sédiment, prélevés tels quel tant ils sont fragiles. Du verre blanc fragile, du verre bleu épais et solide, du verre violet. Des verres venus de tombes des premiers siècles de notre ère.
Chaque fois que je touche un de ces objets c’est pour moi l’émerveillement. Ces objets du quotidien, mais du quotidien de l’époque antique. Chacun pour moi est un trésor. Peu d’entre eux sont intacts ou complets, ils sont la plupart du temps en mille morceaux, qu’il faut nettoyer un à un, doucement en prenant bien soin des tranches, si l’on veut avoir des chances de pouvoir les remonter pour aller au plus près de l’objet originel. C’est long très long. Aujourd’hui, j’ai travaillé sur un flacon bleu irisé, si fin, si délicat, mais complet. Il m’a fallu une matinée pour doucement le nettoyer avec mon pinceau. Deux objets dans la journée alors qu’il y en a au moins une centaine.
Un jour peut-être en visitant un musée, vous rencontrerez mon flacon derrière une vitrine. Peut-être que dans un petit coin minuscule de l’expo, en toutes petites lettres il y aura mon nom. Mais personne ne le lira. Et cela n’a aucune importance.
L’important c’est que ce petit flacon vous transporte au deuxième ou troisième siècle, dans la vie quotidienne d’une femme, pour laquelle il avait une telle valeur qu’elle l’a emporté dans sa tombe.
Ce  soir je me sens apaisée. Ce petit flacon m’a éloignée pour la journée de mes soucis. Je mesure la chance que j’ai, et le bonheur que me procure mon travail.






5 commentaires:

  1. J'ai été emportée, émerveillée en lisant ces quelques mots sur votre journée de travail d'hier. J'ai ressenti la paix, la douceur, l'attention, le soin apporté, la fragilité des objets, le temps passé, et combien cela peut être prenant puisque cela vous a éloigné de vos soucis. Je suis sûre que cela vous a fait beaucoup de bien.

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  2. Mais !!... Décidément, les coïncidences se multiplient! Le truc qui claque sur mon CV, évoqué chez moi, est un diplôme lié à la restauration des œuvres d'art !... (bon, les coïncidences s'arrêtent là, moi tu l'auras compris à je n'ai pas été jusqu'au bout de mes projets).
    Bref, je vois très bien en quoi la minutie, le soin, l'attention mis au service des objets du passé, peuvent te permettre de te ressourcer.... Tu fais un travail formidable !....

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  3. Je ne suis pas moi même restauratrice. Je gère les objets archéologique et je travaille à leur conservation et leur mise en lecture avant étude par des spécialistes. Je n'ai pas le droit de mettre de photos car ce serait un faute professionnelle les fouilles n'ayant pas encore fait l'objet de publication, et je le regrette... C'est tellement merveilleux de voir l'objet dans le sédiment la gangue et sous le pinceau de voir apparaitre une fine pâte de verre avec des décors...C'est de l'émotion vraiment à chaque instant.

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  4. je trouve que ton blog est tout à fait à l'image de ton métier : patiemment et avec délicatesse, faire surgir le beau et l'essentiel de ce qui est pris dans la poussière et les sédiments des tracas quotidiens.
    merci pour ce très beau partage.

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  5. Malgré toutes tes emmerdes, tu as ton travail et un travail que tu aimes, j'ai aimé la description de ton flacon bleu....heure-bleue...

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